Un bel article paru ce jour dans "le Monde"... bien écrit, révélateur, mais terriblement angoissant !
Remplacez le mot anchois par le mot bar, changez les dates et ajoutez leur 5 ans, et vous constaterez que du "cauchemar" à la réalité, il n'y à qu'un pas !
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Source Le Monde
LA TURBALLE (LOIRE-ATLANTIQUE) ENVOYÉE SPÉCIALE
Les marins ne sont pas de grands bavards, en particulier quand les temps sont durs. Une tablée de matelots installée au bar La Marine, sur les quais du port de La Turballe, préfère s'éparpiller subitement plutôt que de raconter ce que tous ici appellent "la crise", sans éprouver le besoin de préciser laquelle. La pêche à l'anchois du golfe de Gascogne est fermée depuis 2005. Auparavant, elle fut miraculeuse pour le petit port. Les anciens se souviennent des "belles années", entre 1980 et le début des années 2000, quand on pouvait pêcher "10 tonnes en cinq minutes", payées à bon prix par les conserveries espagnoles. Les matelots ramenaient - selon les sources - entre 3 000 et 5 000 euros par mois, pour cinq jours par semaine en mer.
C'était un métier risqué, mais "l'économie marchait bien, on n'était pas malheureux", disent ceux qui ont connu l'âge d'or. L'anchois représentait 70 % du chiffre d'affaires du port, autrefois au premier rang français pour le poisson bleu (anchois, maquereau, sardine). Il ne reste aujourd'hui qu'une vingtaine d'anchoyeurs : la moitié des bateaux, avec leurs équipages, a disparu. Saint-Gilles-Croix-de-Vie (Vendée), deuxième port français pour l'anchois, fait le même bilan.
Certains tentent de se reconvertir. Mais ce n'est pas simple de changer de métier ni d'obtenir des droits de pêche pour d'autres espèces, répartis en fonction de l'antériorité. Tous sont attentifs aux résultats des campagnes de mesures effectuées chaque année par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer). Si la quantité d'anchois évaluée au printemps dans le golfe dépasse les 33 000 tonnes, la pêche rouvrira. Mais sous l'eau quelque chose semble s'être détraqué. Dans leurs bureaux de Nantes, les chercheurs de l'Ifremer reconnaissent leurs limites. "Les modèles que nous avions construits ne fonctionnent plus, explique Pierre Petitgas, chercheur en biologique marine. Nous ne voyons pas le stock repartir, et nous n'arrivons pas à expliquer pourquoi pour l'instant, nous y travaillons."
Il y a toujours eu de bonnes et de mauvaises années. "La survie de l'anchois dépend fortement de l'environnement : la température, la nourriture disponible, la présence d'espèces compétitrices", poursuit le chercheur. Mais les scientifiques n'avaient jamais connu autant d'années catastrophiques d'affilée. Alors que le stock moyen s'élève à 80 000 tonnes, en 2004 il a chuté à 35 000 tonnes, puis à 15 000 en 2005. Scientifiques et pêcheurs tablaient sur une amélioration en 2008 et une réouverture de la pêche en décembre. Mais le niveau reste trop bas. A ce stade, les scientifiques parlent d'effondrement.
Le réchauffement climatique est-il en cause ? Les spécialistes en doutent. Une hausse de la température de l'eau n'est a priori pas défavorable à ce poisson. "Les pêcheurs disent qu'ils en voient de plus en plus en Manche, mais on les voit mieux parce qu'on les cherche, commente Jacques Massé, le responsable des campagnes de mesures de l'Ifremer. Peut-être qu'ils peuvent se développer plus au nord aujourd'hui, mais cela n'explique pas la situation dans le golfe."
Reste la pêche. Le sujet étant très sensible, les scientifiques pèsent leurs mots. "Elle a forcément un impact, l'homme est l'un des prédateurs de ces poissons, avancent-ils. Elle peut être à l'origine d'une chute des stocks, mais pas toujours. Dans le cas de l'anchois, la pêche n'est pas responsable quand de mauvaises conditions naturelles produisent un stock faible. Mais si elle se poursuit dans de telles conditions, elle devient un facteur très aggravant."
Les politiques, de leur côté, n'ont rien vu ou voulu voir venir. Dès 2002, les scientifiques avaient donné l'alerte et recommandé la fermeture de certaines zones de pêche. Avis non suivi lors des négociations annuelles de Bruxelles, où l'enjeu pour chaque ministre est d'arracher les plus gros quotas pour "ses" pêcheurs. L'anchois a été maintenu à 33 000 tonnes. Un quota "politique", disent beaucoup, garant de la paix sociale dans les ports, et de la concorde entre la France et l'Espagne, qui se partagent cette manne.
Dans les ports concernés, il y a eu des grèves, des marches silencieuses. Certains rugissent toujours contre les politiques et les scientifiques "incapables", contre les Espagnols soupçonnés d'attendre la mort de la pêche française, ou contre Bruxelles accusé de vouloir réduire leur métier à du "folklore". Toute la pêche se sent prise dans le même étau. Pendant des décennies, les subventions européennes ont encouragé le développement des flottes - et des surcapacités de pêche. Aujourd'hui, c'est la casse des navires qui est subventionnée, à mesure que les ressources halieutiques faiblissent.
Mais à la colère des débuts succède la conscience que les temps changent. Pêcheurs et scientifiques mènent désormais conjointement les campagnes de mesures. "Pour nous, c'est formidable, commentent les chercheurs de l'Ifremer. Leur présence rend nos résultats moins discutables pour les professionnels qui les contestaient souvent lorsqu'ils étaient défavorables." "Crier n'a pas abouti, explique Ludovic Le Roux, anchoyeur à La Turballe et président de la commission anchois du Comité national des pêches. Aujourd'hui, on discute avec les scientifiques."
Certains pêcheurs disent, du bout des lèvres, qu'ils ont peut-être "trop pêché". Aujourd'hui, un petit quota leur suffirait. Il leur permettrait de préserver leur filière, avant que les anchois de Méditerranée ou du Pérou ne prennent leur marché. Mais des prélèvements, même limités, risqueraient de compromettre définitivement les chances de survie de l'espèce dans le golfe de Cascogne. Même si la pêche reste fermée, les scientifiques n'osent formuler aucun pronostic. Les autres exemples d'effondrement - le cabillaud au Canada, l'anchois au Pérou, la sardine en Californie ou en Namibie - n'incitent pas à l'optimisme. Dans le meilleur des cas, les espèces concernées ont mis plusieurs décennies à recoloniser leur ancien territoire.
Gaëlle Dupont